Chapter 3
The era of the (over)consumption society
Les Nauruans goûtent enfin à l'Indépendance
- En 1968, Nauru accède à l’indépendance. Avec ses 21,3 km², c’est le plus petit État de la planète. Cette nouvelle démocratie élit au suffrage universel (et obligatoire) tous les trois ans ses 19 parlementaires. Quant au Président de Nauru, il cumule les postes de Chef d'État et de Gouvernement ; il est élu au suffrage indirect, par un vote parmi les parlementaires.
- Les Nauruans décident d’ériger leur parlement dans le district de Yaren qui devient de facto la capitale de l’île. Heureuse coïncidence, le cours du phosphate sur le marché s’envole ce qui signe le début d’une ère d’opulence. Les rentrées d’argent sont telles que le revenu par habitant passe brusquement au second rang mondial, ce qui lui vaut le surnom du “Koweït du Pacific”. Il faut dire que les Nauruans sont si peu nombreux.
- Le gouvernement décrète que l’eau, l’électricité, l’éducation et la santé doivent être gratuites et chaque habitant va toucher un chèque en fin de mois afin de subvenir à ses autres besoins.
Le travail minier étant essentiellement assuré par des immigrés chinois, les Nauruans rentiers, délaissent les activités traditionnelles pour goûter aux délices pernicieux de la société de consommation.
- Au moment de l’indépendance, les dirigeants de l’île savent déjà qu’il ne reste que trente ans d’exploitation rentable pour la mine de phosphate. Soucieux de préserver l’avenir, ils évitent de tout dilapider et décident de placer à l’étranger une partie des revenus de l’exploitation du phosphate. À cette fin, ils créent le Nauru Phosphate Royalties Trust (NPRT) chargé de gérer ces actifs sous le contrôle du gouvernement.
1968-1990 ❙ Grandeur ...
- Le NPRT, au sommet de sa prospérité, gère un fond de quasiment un milliard de dollars australiens (A$). Face à une telle fortune les conseillers en investissements se pressent auprès des édiles. Les voilà qui s’entichent de l’immobilier et achètent à Melbourne, à Sydney, à Hawaï, ou à Londres… mais également en Nouvelle-Zélande, aux Fidji, aux Samoa, à Guam, et aux USA. Par soif de revanche sur l’ancien colonisateur, ils veulent dominer Melbourne en y faisant construire le plus haut gratte-ciel d’Australie. Du haut de ses 190 mètres, Nauru House constitue le joyau de leur couronne en 1976. Les dirigeants euphoriques assurent à leurs administrés que cette ère de prospérité est infinie car tout cet argent a été bien placé.
- Curieux de tout, ces “nouveaux riches” importent des tonnes de nourriture industrielle, font tracer quelques kilomètres de routes autour de l’île pour y faire rouler de somptueuses voitures et installent chez eux du matériel vidéo dernier cri pour goûter au plaisir du cinéma à domicile. Tout est permis car tout est si facile quand l’argent coule à flots.
Nauru House à Melbourne
- Avec une telle fortune, il serait dommage de ne pas partir à la découverte du monde. Les Nauruans décident de moderniser la piste d’atterrissage laissée par les japonais. Un aéroport neuf et trois avions long courrier, voilà exactement ce qu’il faut pour que tous les Nauruans puissent aller en Australie assister aux matchs de footy, manifestations sportives qu’ils affectionnent. Peu importe si le reste du temps, les Boeings d’Air Nauru desservent l’Australie et le Japon, presque vides.
- Dans les années 1990, les Nauruans obtiennent également un dédommagement de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande pour la dégradation de l’île occasionnée par l’exploitation minière lors de la période coloniale.
… et décadence ❙ 1990-2000
- Bien que la ressource commence à se faire plus rare, cette apparente richesse est dilapidée comme s’il y avait du phosphate pour l’éternité. Les dépenses de représentation sont somptuaires et les voyages officiels sans nombre. Le service public compte près de 1 500 fonctionnaires pour une population de 10 000 âmes. Les « conseillers » en investissements peu scrupuleux abusent et corrompent les édiles naïfs et incompétents.
- Peu à peu, l’état de santé des Nauruans se dégrade car l’obésité de cette population oisive et sur-nourrie fait le lit du diabète et des maladies cardiovasculaires. Le tabagisme y fait également des ravages. L’argent facile en a fait des super-consommateurs de vidéos, quatre–quatre, et gros frigos dont les carcasses jamais réparées se sont accumulées dans tous les recoins d’un paysage peu à peu dévasté.
- Année après année, le déficit public se creuse, atteignant 10 millions de A$ en 1990. Intoxiqué par l’argent et accro à la consommation, le gouvernement commence à emprunter à des sociétés privées afin de préserver son train de vie au détriment d’un avenir qu’il s’obstine à voir radieux.
- Pour faire face à ses dettes et couvrir ses besoins les plus urgents, les Gouvernants décident d’attirer les capitaux étrangers en érigeant Nauru en paradis fiscal. On y compte jusqu’à 400 banques fantômes (shell banks) domiciliées et, rien qu’en 1998, la mafia russe y a fait transiter près de 70 milliards d’US$. Le pays vend aussi des passeports à prix d’or, un trafic qui rapporte jusqu’à 7,4 millions d’US$. Ces affaires douteuses conduisent les États-Unis à qualifier ce pays d'État voyou, et fait perdre à Nauru toute crédibilité aux yeux de la communauté internationale.
- Hélas, la chute des revenus amorcée en 1990 s’accentue. Estimée à près de 1,6 million de tonnes en 1985-1986, les exportations de phosphate sont tombées sous la barre des 200 000 tonnes en cette fin de siècle. En 2000, l’État maintenant endetté à hauteur de 200 millions d’A$ est en faillite. La General Electrics Capital Division prend alors le contrôle des actifs de Nauru à l’étranger contre un prêt de 240 millions A$ couvrant la dette et les intérêts de la dette.
- Sans phosphate et sans d’argent, le vrai cauchemar des Nauruans prend forme. Les voilà à nouveau prisonniers de leur île, mais ce n’est plus le paradis d’antan.
XXIème siècle, quand sonne le glas
- Le plateau central de Nauru ressemble maintenant à un paysage lunaire, épuisé, hérissé de pinacles de corail mort parfois hauts de 15 mètres. Il ne reste quasiment plus de forêt et les oiseaux ont disparus. Seul fragment d’île oublié des excavatrices, le lagon de Buada rappelle encore un paysage d’Océanie. L’étroite bande littorale (100 à 300 mètres) est devenue impropre à l’agriculture. De toute façon, les îliens ne savent plus ni pêcher, ni exploiter les plantations de papayers, bananiers, cocotiers ou d’ananas d’antan. Fini les sodas, ils vont en être réduits à ne plus boire que de l'eau de pluie.
- Entré en 1999 à l'ONU, l'État Nauruan, constamment en quête d'aides, y monnaye ses votes.
C'est l'un des rares pays à reconnaître Taïwan puis, par opportunisme en 2002, à retourner sa veste en faveur de la Chine contre la promesse d’une aide au développement de 150 millions de dollars. En restant un terrain de contestation entre Pékin et Taipei qui maintient la seule ambassade étrangère sur place, cette dispute permet à la minuscule république d'exercer un certain rôle sur la scène internationale et d'avoir accès à des fonds étrangers pour sa survie économique.
- Le rejet en mer des déchets produits par l’exploitation du phosphate a pour sa part lourdement impacté la faune et la flore marine. L’élevage traditionnel de poissons-lait qui se pratiquait dans le lagon s’effectue désormais dans des bassins en béton depuis 1991. Au large, ce sont les thoniers sud-coréens, taïwanais, japonais et américains qui viennent pêcher dans les eaux territoriales.
- Avec 470 habitants / km², Nauru a la densité de population la plus élevée d'Océanie (9e rang mondial) et l'un des taux de chômage les plus élevés du monde, atteignant les 90 % en 2009.
Classé au deuxième rang mondial concernant le tabagisme, elle devient championne du monde pour le taux d'obésité qui atteint 90 % de la population adulte de l’île en 2012. L'espérance de vie y a chuté à 58 ans pour les hommes et 65 ans pour les femmes.
- Mis sur la liste noire du Groupe d'action financière de États Unis en 2000 pour son rôle dans le blanchiment de capitaux plus que douteux, Nauru est contraint d’adopter ultérieurement une politique financière plus stricte afin de régulariser sa situation auprès des instances internationales.
- Entré en 1999 à l'ONU, l'État Nauruan, constamment en quête d'aides, y monnaye ses votes. C'est l'un des rares pays à reconnaître Taïwan puis par opportunisme en 2002, à retourner sa veste en faveur de la Chine contre la promesse d’une aide au développement de 150 millions de dollars. En restant un terrain de contestation entre Pékin et Taipei qui maintient la seule ambassade étrangère sur place, cette dispute permet à la minuscule république d'exercer un certain rôle sur la scène internationale et d'avoir accès à des fonds étrangers pour sa survie économique.
De la déchéance morale au naufrage éthique
- Afin d’endiguer toute nouvelle vague de “boat people”, le gouvernement travailliste australien instaure en 1992 une politique - toujours en vigueur - de rétention drastique pour les réfugiés autorisant leur mise en détention sans aucune limitation de durée, ou leur expulsion. En 2000, une législation complémentaire autorise l'armée à arraisonner, fouiller, renvoyer ou détenir des bateaux transportant des demandeurs d'asile dans les eaux internationales, prérogative appliquée jusqu’à 200 kilomètres de ses côtes.
- Contre une indemnisation de 10 millions d’US$, Nauru exsangue accepte de devenir avec l’île de Manus le maillon essentiel de cette Solution qui permet de dénier tout droit de revendiquer le statut de réfugié selon la convention internationale et la loi australienne. Les quémandeurs sont hébergés dans des camps de rétention construits par les autorités australiennes, alors que leurs demandes sont évaluées conjointement par des agents d'immigration australiens et des représentants du UNHCR.
- De 2001 à 2007, cette activité constitue une manne financière importante, représentant jusqu'à 20 % des revenus de l'île.
Cependant à l’extérieur, de nombreuses voix s’élèvent pour protester car l’état d’isolement indéfiniment prolongé conduit certains réfugiés au suicide ou l’automutilation pour être évacué. En 2008, le gouvernement australien sous pression décide de mettre un terme à la Solution du Pacifique et ferme le centre.
- Originaires pour beaucoup d'Afghanistan, du Sri Lanka et du Moyen-Orient, les réfugiés savent que même si leur demande d'asile est jugée légitime, ils ne seront jamais accueillis sur le sol australien. Canberra, intransigeant, argue qu'il sauve ainsi des vies en dissuadant les migrants d'entreprendre un périlleux voyage. Les arrivées de bateaux, qui étaient quasiment quotidiennes, sont aujourd'hui rarissimes selon eux.
- Cependant les ravages psychologiques de la détention indéfinie, en particulier chez les enfants sont dénoncés par les défenseurs des réfugiés et les rares journalistes qui peuvent avoir accès à ces camps.
« Ceux qui ont vu ces souffrances disent que c'est pire que tout ce qu'ils ont vu, même dans les zones de guerre. Des enfants de sept et douze ans ont fait l'expérience de tentatives répétées de suicide, certains s'arrosent d'essence et deviennent catatoniques » .
Sans école et sans futur, aucune vie possible ne leur est offerte.
- La lumière continue de tomber sur l’île quand le Parlement nauruan décide en 2014 d’augmenter le coût des visas pour les journalistes de 200 à 8000 A$. Le message est clair, ils ne sont plus bienvenus sur l’île. Mais ce ne sont pas les seuls. Médecins Sans Frontière (MSF) qui offre depuis novembre 2017 des services psychologiques et psychiatriques gratuits aux réfugiés, demandeurs d’asile et à la population nauruane, voit ses services suspendus en octobre de l’année suivante. Le Gouvernement de Nauru estime que sa présence n’est « plus nécessaires » et demande à MSF de mettre fin à ses activités dans les 24 heures.
- Malgré les nombreux témoignages, les gouvernants de Nauru persistent de façon pathétique dans leur déni. Le 1er septembre 2018, Baron Waqa, le Président de Nauru, affirme durant un entretien télévisé que des enfants sont poussés à s’automutiler par leurs familles et par des défenseurs des réfugiés, déclarant :
« C’est une manière d’exploiter le système, probablement de le court-circuiter, dans le seul but d’aller en Australie »
Cette déclaration est suivie trois jours plus tard de l’arrestation par la police de Nauru de Barbara Dreaver, une journaliste néo-zélandaise après l’interview d’un réfugié… Le couvercle vient de se refermer sur l’île.
L’île d’Utopia
- Après moins d’un siècle d’exploitation, l’extraction du phosphate qui a cessé en 2003 reprend en 2006. Les infrastructures minières ont été remises à niveau par une entreprise minière australienne en partenariat avec la RONPHOS, la nouvelle entreprise publique du phosphate à Nauru. L'exploitation primaire prend fin en 2010. Une exploitation secondaire consistant à récupérer le phosphate situé plus en dessous des pinacles est planifiée. Cette nouvelle forme d'extraction ainsi que la vente de gravier aux petites nations océaniennes voisines doit assurer à Nauru des rentrées d'argent pour 30 ans.
- Les Nauruans de souches refusent de partir vivre en Australie, ou sur une autre île, et nombreux sont convaincus que l'île peut retrouver son aspect d'autrefois. Depuis 2010, existe un projet de reconstitution des terres arables. L'objectif serait de reconstruire Nauru telle qu'elle était avant 1885, avec ses forêts, et ses terres de cultures.
- Ce projet pharaonique et onéreux prévoit l'achat et le transport par cargos de terre agricole du Queensland, afin de reboucher les trous des zones d'exploitations du phosphate, en y déversant la terre secteur par secteur afin de limiter l’emprise les intempéries. Il nécessite de nombreuses compétences que les Nauruans n’ont absolument pas et ne sont pas davantage en mesure de s’offrir.
- Avec l'érosion et les fortes pluies qui balayent ce qui reste de terre fertile à l'intérieur de l'île, cette histoire résonne à la façon du “tonneau des Danaïdes”. La montée des eaux dûe au réchauffement climatique risque par ailleurs de faire disparaître ce qui reste de la bande littorale cultivable et à terme, d’entraîner des départs de population
Les Nauruans seront-ils les prochaines victimes de l’intransigeante politique d’immigration australienne ?
Épilogue
- Dès l'antiquité, le philosophe grec Platon - inventeur de l'économie politique - avait formulé dans La république l'analyse suivante sur « le désir d'avoir et ses manifestations économiques dans la succession des mauvaises cités » :
L'économie est ambivalente parce que tout à la fois elle fait et elle défait la cité. Un objectif de prospérité pousse les hommes à s'unir mais en même temps il contient les germes de la démesure : de ce que l'économie est à l'origine de la cité, ceux qui font des affaires déduisent qu'elle la constitue entièrement. Seule la politique peut réaliser et équilibrer une véritable communauté d'intérêts. Mais si elle ne le fait pas, c'est-à-dire si elle n'impose pas l'ordre qu'elle est seule à pouvoir déterminer, un appétit insatiable de richesse fera courir la cité à sa perte car, à partir d'un certain seuil, le désir de profit et l'extase de la dépense créent des addictions destructrices (cf. Étienne Helmer - La part du bronze. Platon et l'économie).
- La trajectoire historique de Nauru illustre magistralement l’effondrement d’un monde qui a pris des millions d’années à s’épanouir et trouver un équilibre favorable à l’expression de nombreuses formes de vie, sous les méfaits d'activités humaines irraisonnées.
La fragilité de cette île isolée de l’Océan Pacifique incite à méditer sans délai sur notre mode de vie et son impact sur les conditions de survie de l’humanité sur Terre. Le 18 juillet 2011, Marcus Stephen alors Président de l'État de Nauru, s'adressant au monde entier dans les colonnes du New York Times, concluait son appel au secours par cette phrase qui reste d'une grande acuité :
« Oui, je vous pardonne si vous n'avez jamais entendu parler de mon pays mais vous-même vous ne vous pardonnerez-pas si vous ne tenez pas compte de ce qui nous est arrivé. »