Toute œuvre se doit d’être évaluée et interprétée dans le contexte où elle a vu le jour.
La bande dessinée ne déroge pas à la règle et les aventures de “Tintin au Congo” tout particulièrement. Prenant successivement en compte le phénomène de décolonisation et l’émergence des pays africains d’une part, le réchauffement climatique et la multiplication des espèces en voie d’extinction d’autre part, de nombreuses voix se sont élevées pour décrier tout particulièrement cet opus de Hergé.
Chapitre 1
Les aventures de Tintin au Congo
Un ouvrage sujet à polémiques
Le contexte
- En 1930, suite au crash boursier de Wall street d’octobre 1929, la Belgique doit faire face à une récession qui devient pesante dès le second semestre. L’abbé Norbert Wallez, alors directeur du journal belge Le Vingtième Siècle, est contacté par le Ministère belge des colonies avec pour demande : réaliser une série de reportages « positifs » sur la présence belge au Congo. Cette commande de propagande vise à susciter de l'enthousiasme chez les jeunes Belges peu enclins à contribuer à l'essor de cette colonie.
Alors âgé de 23 ans et rédacteur en chef du Petit Vingtième, supplément du Vingtième siècle destiné à la jeunesse, Hergé est à son tour sollicité par Norbert Vallez. Il lui demande expressément de situer la prochaine aventure de Tintin au Congo. Ce dernier, tel un mentor, lui ouvre toutes les portes nécessaires à la réalisation de cet opus.
- En 1931 après une campagne de teasing, est enfin publié le très attendu « Tintin au Congo ».
Tintin serait-il raciste ?
- Cet album en noir et blanc raconte les tribulations du reporter au Congo où, après une longue traversée et de nombreuses aventures, il endosse le costume d'un sorcier au royaume de Babaoro'm, chef coutumier local et, déjouant tous les pièges tendus, contribue à la capture d'une bande de gangsters américains qui souhaitaient contrôler la production de diamant.
Les autochtones, dociles et indolents, y parlent “petit nègre” et semblent s'être accommodés de la colonisation. Le caractère puéril qui leur est affecté est accentué par leur accoutrement fait de vêtements occidentaux dépenaillés.
- À une période où le colonialisme amorce son déclin, les rééditions en couleur de l’ouvrage en 1941, 1942 deviennent sujet à polémiques.
Dans l’édition de 1946, Hergé fait disparaître les références à la « mère patrie ». Ainsi, la leçon de géographie sur la Belgique dispensée par Tintin aux jeunes congolais est abandonnée au profit d'un cours de calcul élémentaire.
- Voici le commentaire fait par l'auteur lors d'un entretien à ce propos avec Numa Sadoul en 1989 :
« Pour le Congo, tout comme pour Tintin au pays des Soviets, il se fait que j’étais nourri des préjugés du milieu bourgeois dans lequel je vivais… C’était en 1930. Je ne connaissais de ce pays que ce que les gens racontaient à l’époque : « Les nègres sont de grands enfants… Heureusement que nous sommes là ! » Etc. Et je les ai dessinés ces africains, d’après ces critères-là, dans le plus pur esprit paternaliste qui était celui de l’époque, en Belgique. »
- Cependant, en 2007, Bienvenu Mbutu Mondondo, congolais vivant en Belgique, porte plainte contre la Société Moulinsart chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre d’Hergé. Il souhaite l’interdiction pure et simple de l’ouvrage, puis à défaut, l’insertion d’un avertissement comme cela est le cas au Royaume-Uni où la Commission britannique pour l'égalité raciale a affirmé que cette BD était insultante
- Benoît Peeters, le biographe d'Hergé admet pour sa part :
« Une préface permettrait effectivement la mise en perspective de l'album. Ce n'est pas pour s'excuser, ou pour une quelconque forme de repentance, il s'agit de restituer, de recontextualiser cet ouvrage. »
Débouté en 2011, la justice belge maintient l’autorisation de diffuser cet aventure de Tintin. Une cour d’Appel confirme ce verdict en 2012. Cependant, l’album continue d’être la cible de certaines organisations dont en France, un certain CRAN (Conseil représentatif des associations noires) qu'une action d'éclat révèle.
- Pour Roger Bongos, les actions de Bienvenu Mbutu Mondondo ou du CRAN « c’est aussi une façon de demander une reconnaissance officielle par la Belgique des atrocités perpétrées pendant la période coloniale. La reconnaissance de cette histoire est très importante pour nous, même 50 ans après l'indépendance, tout comme la reconnaissance du génocide est importante pour les Arméniens. »
Dans Au cœur des ténèbres, son roman le plus célèbre publié en feuilleton dès 1899, Joseph Conrad dépeint l’état d’esprit malsain des colons dans le Congo de Léopold. Entre autres sévices, il évoque le travail de portage qui causera la mort de centaines de milliers d’Africains.
- Trente ans plus tard, Hergé comme la plupart de ses contemporains belges, semble avoir totalement occulté les aspects sombres de cette période. Il n’en garde que l'image positive et idéalisée qu’incarnent Livingstone ou Brazza, explorateurs fameux du bassin du Congo. Ces deux humanistes qui aimaient l'Afrique et les Africains, parlaient leur langue, avaient une vision bienveillante de la colonisation.
Dans les fait, les liens entre les missions des Pères blancs et l'administration coloniale en charge de faire prospérer les compagnies qui exploitent les richesses de ce territoire, sont chargés d’ambiguïté. Chacun cherche à tirer profit de la présence de l’autre tout en poursuivant des objectifs parfois contradictoires.
Au fil du temps, comme dans bien d’autres tomes des aventures du reporter, la représentation des africains de Tintin au Congo évolue et s’éloigne de la caricature colonialiste du noir à grosses lèvres et avec une tête ronde.
Tintin, écologiquement incorrect ?
Qu’en pense notre bon Milou ?
- Malgré des rapports très conflictuels avec la gente animale qu’il croise dans cet épisode, notre ami Milou arrive finalement à se tailler la part du lion. Plus victime que bourreau, ce ne sera donc pas lui qui va se plaindre alors qu’il finit idolâtré.
Portons plutôt attention à son maître
Le héros ne s’en prive pas, quitte à perpétrer un véritable carnage, certe involontaire mais tout à fait digne d'un Buffalo Bill, héros du Far-West encore présent dans toutes les mémoires à cette époque.
- La chasse au Congo pratiquée depuis des millénaires avec arcs, flèches, sagaies et pièges de toute sorte change totalement de nature avec l’arrivée des colons et leurs armes à feu. Certains présentent très tôt le danger de cette chasse débridée, élevée au rang de “sport”.
Ainsi dès 1925, Georges Brousseau, administrateur colonial et compagnon d'exploration de Brazza, écrivait, parlant d'une espèce de bœuf du Gabon :
« On les retrouve encore aujourd'hui dans ces parages, moins nombreux cependant, à cause de la venue des chasseurs civilisés, ces grands destructeurs d'espèces, plus dangereux que les pires fauves, qui en ont fait depuis quelques années de véritables hécatombes avec les armes à feu modernes. »
Ces mots ne sont à l’évidence pas arrivés aux oreilles de Hergé tant il est dur de se faire entendre quand la croyance dominante de l’époque, toujours d’actualité pour certains, est que :
« Les animaux ne peuvent pas disparaître, puisque c'est Dieu qui les a créés ! »
- Si une bonne partie des corrections d’Hergé résultent d’une volonté propre d’adapter ses œuvres, il le fut parfois contraint par certains de ses éditeurs refusant de publier l’œuvre telle quelle. En 1975, une conscience écologique ayant pris forme, c’est l'éditeur scandinave de Tintin qui demande à Hergé de modifier l'épisode où un rhinocéros est pulvérisé à la dynamite. Malgré tout ces efforts, en 2012, cet aventure de Tintin finit par être retirée de certaines bibliothèques municipales suédoises.
- Maintenant, quand on s’intéresse spécifiquement au sort réservé au chimpanzé (le bonobo n’était identifié comme tel à cette époque), il n’est pas plus enviable.
Le “singe” figure parmi les animaux servant régulièrement de gibier comme en témoignent également de nombreuses cartes postales de l’époque.
De tout ce carnage, qui s'en sort ?
- Seule la girafe bénéficie de la clémence du reporter. Serait-ce lié à la très populaire Zarafa morte en janvier 1845 et qualifiée de « Bel animal du Roi » ?
Donnée en cadeau à Charles X par le vice-roi d’Egypte en 1826 , elle traversa la France de Marseille à Paris sous l'œil curieux et bienveillant d'une foule toujours plus nombreuse venue l'admirer. Une « girafomania » s’empara même des Français, inspirant bonbons, poèmes, noeuds de cravate, robes, éventails, vaisselles, gâteaux, pamphlets politiques et papiers peints… « à la girafe »…
Il n’y a pas de hasard !
Le léopard, un animal à part
Après la décolonisation, le léopard reprendra son rang, et de nombreux chefs de village, hommes politiques ou chefs d'État (le Maréchal Mobutu, Patrice Lumumba, Jomo Kenyatta…) arboreront à nouveau une toque en peau de léopard, équivalent pour les européens d’une couronne royale.
« Celui qui tue un léopard de ses mains mérite de régner »
- Faisant courir la légende qu’enfant il avait croisé un léopard, et surmontant sa peur, était parvenu à le tuer à mains nues, Mobuto usa de ce proverbe pour asseoir son pouvoir.
De nos jours, présentes sur tous les documents officiels de la République Démocratique du Congo, les armoiries nationales frappées du léopard rappellent l’importance de cet animal.
« Aniotas » , vous avez dit aniotas ?
- Mentionnés dans cet épisode, les « Aniotas », ou « hommes-léopards » sont connus par leurs crimes sacrificiels et par le cannibalisme qu’ils pratiquent sur leurs victimes après des tueries réalisées selon le mode opératoire des léopards.
C’est en 1930 que, s’en prenant aux autochtones jugés trop proches des colons, les tueries connurent leur apogée. La puissance coloniale décida enfin de sévir.
- Les Aniotas seront arrêtés, emprisonnés ou pendus sur la place public par l’administration du Congo belge, jusqu’à disparaître presque totalement du pays après l’indépendance. Sous cet éclairage, on peut proposer une lecture symbolique de la confrontation entre Tintin et l’ « hommes-léopard » dont le héros vient à bout.
Et les diamants dans tout cela ?
- En 1930, après avoir touché la Sierra Leone et l’Afrique du Sud, puis selon un phénomène tournant, la Guinée, le Liberia, la Côte-d’Ivoire, au Congo belge, la fièvre du diamant vient d’atteindre le Congo, avec son cortège de centaines de milliers de prospecteurs et trafiquants.
- À la même époque, Hergé s’intéresse à un dénommé Alfonso Gabriele Capone dit Al Capone ou encore ”Scarface” qui règne sur la pègre de Chicago, ville la plus corrompue des Etats Unis d’Amérique. La prohibition instaurée en 1920 lui a permis de faire fortune grâce au trafic d’alcool. En 1929, le massacre de la Saint-Valentin où sept membres d’un gang rival sont exécutés, vient tout juste de tenir sa popularité. Avant d’être réorienté impérativement vers le Congo par son éditeur, Hergé avait choisi ce gangster multi-millionaire comme modèle pour le second épisode des aventures de Tintin en Amérique. Annonçant la venue de ce troisième album, il s’en sert naturellement pour l’intrigue de ce second opus : des hommes sans foi ni loi venus du continent américain tentent de s’accaparer les richesses de la colonie belge.
- Dans le contexte de crise boursière, cet album donne à Hergé l’occasion de mettre à l’index le modèle de société états-unien d’après guerre, capitaliste et corrompu, rendu responsable de la récession en Belgique et dans toute l’Europe.
Pour conclure
- Derrière une intrigue simple écrite en 1930 par un jeune homme de vingt-trois ans se cachent donc tous les poncifs d’une époque. C’est d’ailleurs ce qui en a garanti le succès à sa première parution.
- Plus de quatre vingt ans plus tard, une lecture au second degré des aventures de Tintin au Congo s’impose. Elle permet de saisir comment le phénomène de colonisation était perçu par les Belges au travers du prisme de la propagande du gouvernement en place. Car, à la lumière de l’Histoire, cette vision “idyllique” du colonialisme apparaît totalement biaisée.
Faisant totalement abstraction de l’impact des exactions commises au début du XXème siècles et ultérieurement, de la compétition entre l’administration coloniale et les missions d’évangélisation, elle dénature sa réalité. Cette perception paternaliste et bienveillante selon le point de vue européen, dominera encore une trentaine d’années malgré les critiques. Mais en 1960, dénoncée par le peuple africain à l’avènement de l’indépendance du Congo par la voix de Patrice Lumumba, elle s’avérera être une illusion aux yeux du monde.
Sur le plan écologique, nul besoin de s’étendre. La vision d’une nature généreuse et inépuisable est devenue totalement obsolète. Il est aisé de percevoir à postériori la nocivité des pratiques de l’époque sur la faune sauvage africaine décimée de nos jours.
- Quant à la mainmise sur l’exploitation des richesses du sous-sol par certains groupes, sociétés multinationales ou états aux dépens des populations autochtones évoquée en filigrane dans cet album, c’est à peu d’exception près, une constante admise de l’Histoire mondiale moderne.
NB : La rédaction de cet article s’appuie sur de nombreuses références, toutes faciles à retrouver sur internet et notamment Wikipédia.