Africa dreams
« À l’école et dans les BD, on nous a menti sur Stanley et sur Léopold II. Ces personnages extraordinaires, héros de la civilisation, c’était des conneries ! »
Jean-François CHARLES
Chapitre 3
Africa dreams
© Casterman 2010
L'intrigue
- Cette série en quatre tomes, scénarisée par Jean-François & Maryse CHARLES et superbement mise en image par Frédéric BIHEL, situe l’intrigue fin XIXème siècle dans le Kivu, province d’État Indépendant du Congo de Léopold II, roi des Belges et suit l'histoire d'un jeune séminariste nommé Paul Delisle qui rejoint une mission des "Pères blancs”.
À travers ses héros, cette saga permet aux auteurs de retracer l’Histoire de cette période aux relents de souffre et plus ou moins occultée de la colonisation belge.
Premier épisode (parution le 28 / 02 / 2010)
L'ombre du Roi
- Afin d’établir une confrontation entre les deux aspects de la colonisation, Jean-François et Maryse CHARLES plantent leur deux principaux protagonistes :
- Paul Delisle alors jeune séminariste, qui rejoint l’une des missions des « Pères blancs » dans la région des Grands Lacs afin de participer à l’effort d’évangélisation des autochtones.
- Augustin Delisle son père, ancien chirurgien devenu colon, riche misanthrope vivant volontairement reclus dans sa plantation.
© Casterman 2013
Il aborde en parallèle les rêves d’empire de Léopold II à travers les récits de Stanley. Alors que les rêves de Léopold II prennent de l’ampleur, ceux de Paul, le héros fictif, se fracassent sur une réalité faite d’exploitation effrénée et de violence.
© Casterman 2010
Deuxième épisode (parution le 25 / 02 / 2012)
Dix volontaires sont arrivés enchaînés
- Le thème choisi par Maryse et Jean-François Charles est la mise à sac méthodique d’une région au profit d’un seul individu, roi d’outre-Quiévrain de surcroît. Ce deuxième album, deux personnages réels entrent en scène, l’Anglais Edmund Morel et l’Irlandais Roger Casement, qui enquêtent, l’un en Europe, l’autre au Congo sur le fonctionnement de l’EIC, subodorant de graves exactions à l’encontre des populations et s’impliquent en relais auprès de l’opinion publique du Vieux Continent. Ils reprennent le flambeau de quelques missionnaires protestants qui avaient alerté leur hiérarchie des exactions commises.
En parallèle, le héros de fiction découvre que le monde missionnaire est impliqué dans le système léopoldien, comme bénéficiaire de la main-d’œuvre enfantine, ou par le silence qu’il adopte au sujet des exactions commises, et jette le gant.
© Casterman 2012
Troisième épisode (parution le 14 / 09 / 2013)
Ce bon Monsieur Stanley
- 1903. Afin de recueillir les souvenirs et le témoignage de celui qui fut l’un des héros de la colonisation de l’Afrique, et notamment du Congo pour le compte du roi Léopold, un jeune reporter belge rend visite à Henry Morton Stanley dans son domaine du Surrey, où l’explorateur vieillissant, malade et presque infirme s’est retiré du monde. En veine de confidences, Stanley se remémore . pour son visiteur la célèbre expédition de secours à Emin PachaEmin PachaEmin Pacha. Ses souvenirs sont enchanteurs, éblouis. Mais à mesure que le flash back se précise, la violence barbare du comportement de Stanley à l’égard des Africains se révèle dans toute son horreur sanglante
L’expédition Emin Pacha est restée célèbre parce qu’elle fut la dernière grande expédition privée du XIXe siècle au cœur de l’Afrique, mais aussi pour avoir été la plus meurtrière pour les populations qui avaient le malheur de se trouver sur son chemin…
© Casterman 2013
Adossée à une solide reconstitution historique, cette histoire âpre et prenante évoque de manière saisissante la cruelle histoire du Congo au tournant des XIXème et XXèmee siècles, mis en coupe réglée par le Roi des Belges et son représentant le plus impitoyable, l’explorateur Stanley.
Quatrième épisode (11 / 05 / 2016)
Un procès colonial
- Lors de l'Exposition universelle de Bruxelles, 300 Congolais sont répartis en trois zoos humains dans le parc de Tervuren. Au Congo, Paul met de l'ordre dans sa vie privée et découvre de nouvelles perspectives pour sa plantation, tandis que Morel, Casement et le vice-consul Thesiger rédigent un rapport accablant sur les exactions de la compagnie caoutchoutière du Kasaï.
C'en est trop pour Léopold. Un nouveau décret stipule désormais que tout propos calomnieux envers un fonctionnaire du Congo sera passible d'une amende, voire d'un emprisonnement. Les presbytériens sont dans la ligne de mire. Sheppard va être jugé. Pour la première fois, un Noir aura droit à un procès, un procès colonial.
© Casterman 2013
Commentaires
- Africa dreams est une œuvre majeure dans le domaine de la bande dessinée historique. Elle appartient à cette catégorie de séries qui, par le biais de pages agréablement mises en couleur, font prendre conscience de faits historiques pour le moins ignorés (du moins en France). Elle ne se contente pas de raconter un passé douloureux, mais invite à une réflexion profonde sur le colonialisme, la mémoire et les responsabilités morales. Si un semblant de parti pris peut transparaître, le supplément de l’édition du premier tome a l’intelligence de revenir sur le contexte en montrant l'ambiguïté des motivations de l’époque pour qui la colonisation était avant tout une aventure commerciale européenne dont le (seul) but était d’offrir aux pays colonisateurs richesses et puissance.
© Casterman 2013
- Son approche originale, combinant récit de fiction, archives historiques et un graphisme percutant, en fait une œuvre incontournable pour comprendre la complexité du passé colonial belge au Congo. Les informations biographiques des auteurs démontrent également leur engagement envers des sujets historiques et mémoriels.
Les Auteurs
La série de BD Africa Dreams est le fruit de la collaboration de deux scénaristes belges, Maryse CHARLES (née NOUWENS) et Jean-François CHARLES, et du dessinateur français Frédéric BIHEL.
Maryse et Jean-François CHARLES
Le couple de scénaristes, connu et reconnu dans le monde de la BD francophone contemporaine a reçu en 2005 le Prix Saint-Michel de la meilleure BD d’auteur francophone de la ville de Bruxelles pour le tome 3 de la série India Dreams, À l’ombre des bougainvillées. Il s’est vu décerner en 2012 le Grand Prix international Diagonale pour l’ensemble de leur œuvre. À cette occasion, le couple CHARLES fut présenté comme « le couple de chasseurs de mythes le plus imaginatif de la bande dessinée belge contemporaine ».
Dans le domaine de la BD historique, Maryse et Jean-François CHARLES sont les scénaristes de nombreuses séries et BD à grand succès, dont nous ne citerons ici que des fictions historiques : Les Pionniers du Nouveau Monde, India Dreams, Les mystères d’Osiris, le cycle War and Dreams et plus récemment le cycle China Li.
Les auteurs ne se prétendent pas historiens. Ce sont des conteurs qui utilisent un cadre historique et exotique pour ancrer leurs récits et faire voyager le lecteur dans le temps et l’espace.
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Maryse CHARLES : « Nous n’avons pas le sentiment de faire de l’histoire, car nous ne sommes pas des historiens de formation. Nous sommes des raconteurs d’histoire, avec des éléments historiques et de l’exotisme ». |
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Mais ici, les auteurs se sont par ailleurs montrés soucieux d’ancrer leur récit dans un univers colonial précis. En ce sens, leur démarche dépasse la construction d’un exotisme du lointain. L’ensemble des intentions scénaristiques s’avère parfaitement servi par la narration graphique.
© Casterman 2010
Frédéric BIHEL
Frédéric BIHEL a suivi les cours de l'Académie Charpentier puis de l'École des Beaux Arts de Paris. Après s’être spécialisé un temps dans le dessin réaliste de bandes dessinées historiques, principalement à destination d'un lectorat adolescent et adulte, il commence en 2022 à scénariser lui-même ses albums et s'oriente vers une forme de récit mêlant réalisme et imaginaire. Il participe à la réalisation de plusieurs BD historiques (dont Les héritiers du soleil, ou encore la trilogie Le secret de l’Arche.
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Après avoir collaboré avec Maryse CHARLES sur la BD L’Afghan Massoud , il réalise les dessins de la série Africa Dreams. Dans cet opus, Frédéric BIHEL apporte un regard extérieur sur une colonisation belge qui lui était inconnue. Tout comme les scénaristes, ce dernier s’est énormément documenté pour coller le plus possible à la « réalité historique ». Le dessinateur et les scénaristes ont notamment visionné des films et des photographies, et visité ensemble le musée de Tervuren. Le souci du détail dans le dessin de Frédéric BIHEL donne par moment l’impression d’une véritable « archéologie coloniale », dans l’architecture, les uniformes, les moyens de transport, etc., même si le choix de tons gris, marron et bleutés crée un sentiment de rêverie mélancolique.
Pour citer Frédéric BIHEL :
« J’ai insisté dans mon dessin, qu’il y ait des échos fantasmés de l’Afrique idéalisée en Europe. [...] Mon dessin est aussi nourri de ma perception de l’Afrique dans les grands récits, les récits de Conrad, ou même les aventures de Tarzan que j’ai pu voir quand j’étais petit. Je ne veux pas laisser croire que je n’ai pas tout cet imaginaire-là en tête quand je dessine. Je ne prétends pas dessiner l’Afrique telle qu’elle est, mais telle qu’elle pourrait être, ou telle que moi je la vois, ou telle que le récit – presque – demande qu’elle soit, quelque chose d’incompréhensible pour les personnages ». |
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Très détaillées, avec un rendu « authentique », ces cartes ne sont ni datées ni référencées de manière précise : ce sont de « vraies-fausses » archives. Elles participent cependant au récit en renforçant le message général sur les rêves que provoque le Congo chez les différents personnages européens (rêves d’empire de Léopold II et d’exploration chez Stanley, désir de liberté des colons, aspirations prosélytes des sociétés religieuses, idéal humanitaire des apprentis missionnaires ou de Casement et Morel…). |
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À lire impérativement
- Cet article, dont nous nous sommes permis d’extraire quelques citations, a été rédigé par l’historienne. Elle y fait une exégèse détaillée de l'œuvre dont voici la conclusion :
La BD historique traite du passé, et celui-ci « se place au cœur de cet amalgame confus qui mêle ‘‘véracité historique’’ et imaginaire pluriel, individuel et collectif ». Africa Dreams en est un bel exemple. Cette série offre à l’historien l’opportunité de revisiter les traces que le passé colonial belge a imprimées dans les mémoires et de percevoir la grande importance qu’y occupe toujours le roi Léopold II. [...] Les thèmes abordés et la manière de les traiter reflètent (également) notre époque : celle des dénonciations et des repentances, de la défense des droits de l’homme, de la libération de la parole des diasporas et d’un retour des sociétés postcoloniales sur leur passé, celle de l’omniprésence de l’image aussi, à laquelle on attribue valeur de preuve, sans se questionner sur les manipulations qu’elle peut subir.
La série renvoie par ailleurs à la complexité d’un passé colonial qui se situe au cœur de mémoires conflictuelles. Le héros est lui-même tiraillé entre des mémoires divergentes, entre le rêve d’un Congo perçu comme un paradis naturel, choisi par idéal humanitaire, et le sentiment d’avoir été manipulé et trahi par la propagande coloniale. L’exclamation de Paul Delisle, le héros de fiction de la BD, fait en cela écho à la honte ressentie par toute une série de Belges, qui ont découvert avec stupeur au début des années 2000 que leur ancienne colonie avait été le lieu d’exactions et de violences hors normes pendant la période léopoldienne : « Tout mon monde s’écroulait : les valeurs auxquelles je croyais n’étaient plus qu’un tissu de mensonges ». [...] La BD peut donc être aussi une invitation à réapprendre à voir le passé, y compris pour les historiens, moins familiers avec le monde de l’image que celui de l’écrit.
© Casterman 2010